R comme Rodomontade
Rodomontade : Propos fanfarons, attitude prétentieuse et ridicule ; comportement d’un rodomont. Synon. : fanfaronnade (source CNRTL)
En ce 20ème jour du mois d’avril, un sujet s’est imposé à moi et j’admets que la lettre R n’y est pas pour grand chose. Ce billet raconte un événement qui a marqué l’histoire de Venise et s’est déroulé le 20 avril 1797, jour où les soldats de la Sérénissime ne se sont pas laissé impressionner par les rodomontades d’un commandant français.
Le texte ci-dessous est une adaptation de la version italienne publiée ici : http://www.icsm.it/articoli/ri/liberateur.html
Au printemps 1797, le chaos de la première campagne d’Italie régnait sur le nord de la péninsule italienne. Venise était cernée de près, à terre comme sur la mer. Tous les territoires de l’état avaient été envahis par les troupes françaises, lancées à la poursuite des régiments autrichiens en déroute. Profitant de la neutralité déclarée de la Sérénissime, Bonaparte, alors général en chef de l’armée d’Italie du Directoire, s’était emparé de toutes ses plus grandes villes et forteresses. Les sujets de Saint Marc étaient exposés à tous types de violences, imposés et volés par des confiscations arbitraires. Les émeutes étaient fréquentes entre la population et les occupants transalpins ou les jacobins locaux.
Des massacres avaient eu lieu dans les vallées brescianes, et dans plusieurs villes de Vénétie. Vérone résista à cette déferlante venue de France et, quelques jours à peine avant les événements racontés ici, la ville de Roméo et Juliette connut des combats passés à la postérité sous le nom de “Pâques de Vérone”.
Ces événements servirent de prétexte à Bonaparte pour déclarer la guerre à la République de Venise, avec laquelle la France entretenait de bons rapports diplomatiques. Une fois les territoires de la Vénétie envahis, il n’aurait en effet pas pu se les approprier sans justifier d’un état de guerre. Il commença donc à proférer des menaces contre les Inquisiteurs d’État et le Grand Conseil, déclarant aux ambassadeurs de la Sérénissime qu’il serait pour Venise un “nouvel Attila” (voir N comme Napoléon).
Les français naviguaient depuis quelque temps sur l’Adriatique, donnant la chasse aux bâtiments autrichiens et anglais, et surtout imposant de continuelles contraintes à la navigation des navires de la Vénétie, promulguant des arrêtés arbitraires, s’ingérant dans le service de patrouille opéré par les vaisseaux de guerre ou contrariant la navigation de la flotte commerciale.
Le 17 avril 1797, le Sénat de la Sérénissime remit donc en vigueur l’ancien décret de la République qui interdisait l’entrée du port à tout navire étranger armé. Dans le même temps, il recommanda au “Provveditore alle lagune e ai lidi” (Magistrat chargé des lagunes et des lidi) de faire preuve d’une vigilance maximale, compte tenu du grand nombre de navires de guerre français croisant au voisinage de la ville, en autorisant le recours à la force si un bâtiment armé, quel qu’en soit le pavillon, voulait forcer l’entrée du port. Cette décision fut notifiée sans délai au ministre français Jean-Baptiste Lallement.
Pour toute réponse, Bonaparte donna l’ordre à son quartier général le citoyen Jean-Baptiste Laugier, commandant du navire français Libérateur d’Italie de se rendre dans le golfe de Venise afin de faire la chasse aux navires autrichiens et anglais et de lancer ses corsaires contre les navires arborant le pavillon vénitien. Le commandant Laugier arraisonna une barque de pêcheurs au large de Càorle et obligea un certain Menego Lombardo, âgé de 60 ans et originaire de Chioggia, à monter à bord de son navire, le forçant à le guider vers le port de Venise, les envahisseurs ne connaissant ni les fonds ni les canaux. Il lui promit une grosse somme d’argent s’il collaborait et la mort s’il refusait.
Et c’est ainsi que le matin du 20 avril 1797, trois bâtiments se présentèrent toutes voiles dehors devant le fort de Sant’Andrea, à l’embouchure du port du Lido. Voyant cela, le jeune commandant du fort, le N.H. (Nobil Homo) Domenico Pizzamano, ordonna à la garnison de se mettre en alerte. Le fort était bien pourvu en artillerie et munitions et il abritait 121 fantassins de l’armée de Venise, 115 soldats marins étant en outre répartis entre le fort du Lido et le “Seragio”, et 739 autres dans les îles de la Certosa et de Sant’Erasmo.
Suite à l’ordre de s’éloigner donné par le commandant Pizzamano aux bâtiments, deux d’entre-eux firent demi-tour. Mais le Libérateur d’Italie à l’inverse s’approcha à portée de canons du fort et tira sept à huit coups de canon sans boulet. Immédiatement, sur ordre de l’officier Bragadin, deux chaloupes virent sur ses flancs pour lui ordonner de repartir. Laugier, commandant du navire armé de 8 canons et portant à son bord 38 soldats, 4 passagers et le pêcheur de Chioggia, leur répondit de façon arrogante. Le commandant Pizzamano, suivant les ordres du Sénat, ordonna à ses troupes de se mettre en position de combat. Après avoir essuyé deux tirs de canons le capitaine français décida de rebrousser chemin, mais il était trop tard.
A cause d’une mauvaise manœuvre, ou du fait des courants, le navire vint au contact des petites galères vénitiennes des capitaines Alvise Viscovich et Malovich, qui commandaient la garde des Schiavoni, le corps des Gonfalonieri de nationalité slave. Les premières canonnades et charges de mousquets partirent, suivies de salves venant de toutes parts, du Lido, des châteaux et enfin de la Certosa. Laugier s’empara d’un porte-voix et cria qu’il se rendait, pendant que l’équipage du Libérateur d’Italie abandonnait la manœuvre et se réfugiait aux abris.
Privé de commandement le navire partit à la dérive, se portant d’abord sous la batterie du Lido d’où partirent une pluie de canonnades, de coups de mousquets et de boulets lancés à la main, puis aux flancs de la galère de Viscovich. Les marins, furieux des mauvais traitements récemment subis à Palmanova du fait des envahisseurs français, abordèrent le navire sabre au clair et passèrent au fil de l’épée ceux qu’ils y trouvaient, y compris le pêcheur de Chioggia qui hurlait pourtant qu’il était de Venise.
Voyant que les ennemis étaient vaincus, Pizzamano ordonna à Viscovich de rappeler ses troupes déchaînées et réussit, non sans mal, à rétablir l’ordre. Le combat avait duré 20 à 30 minutes. Une fois l’équipage français fait prisonnier, le Libérateur fut pris en charge par l’enseigne Belgrava et par 6 schiavoni de la galère du capitaine Viscovich. Bilan : 5 morts chez les français, dont l’impétueux capitaine Laugier touché par une balle de mousquet, 8 blessés et 39 prisonniers. Le vieux pêcheur, Menego Lombardo, décéda de ses blessures à l’Hôpital San Xani Polo.
Le 21 avril, le Sénat décréta des éloges spéciales pour Pizzamano et ses soldats, qui reçurent une prime équivalant à un mois de solde. Mais ils ne profitèrent que quelques jours de ces honneurs. Le 3 mai 1797 Bonaparte, qui avait entre-temps déclaré la guerre à la République de Venise, obligea en effet un gouvernement désormais sous sa coupe à punir Pizzamano en le faisant comparaître devant un tribunal militaire. Le jeune homme réussit toutefois à sortir vivant de ces événements.
Bien sûr, l’histoire est vue sous un tout autre angle du côté français. Voici la version française des événements, telle qu’elle a été publiée dans le manifeste de déclaration de guerre de la république française à la république de Venise, le 1er mai 1797 (justification XV de cette déclaration) :
“Le Libérateur d’Italie, bâtiment de la République Française, armé seulement de trois ou quatre petits canons et d’un équipage de seulement quarante hommes, a été arraisonné dans le port de Venise sur ordre du Sénat.
Le vaillant Laugier, lieutenant de vaisseau et commandant de ce bâtiment, se trouvant sous les feux croisés tirés de la forteresse et de la galère amirale, et se trouvant à portée de tirs, ordonna à son équipage de se réfugier dans la cale et resta seul sur le pont, exposé aux tirs de mitraille et cherchant à calmer la fureur de ses assaillants par la persuasion. Mais il fut touché à mort. Son équipage se jeta alors à l’eau, poursuivi par six chaloupes portant des troupes à la solde de la république de Venise, qui ont tué à coup de hachette la plupart de ceux qui cherchaient le salut en haute mer. Un quartier-maître, portant de nombreuses blessures et ruisselant de sang, réussit à toucher terre en s’appuyant sur un morceau de bois, mais le commandant du fort lui coupa les mains d’un coup de hache.”